Deux ans plus tard
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. (...)
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. J’ai dit que j’avais une formation et que par conséquent, je n’aurais pas le temps d’être là. Ni pour le volontariat, ni pour répondre aux messages, ni pour voir personne. En fait, ce qu’il s’est passé, c’est que je me suis offert un cadeau magnifique. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris une douche, pleuré, me suis roulée en boule sur mon tapis de yoga, puis j’ai prié. Et enfin, j’ai trouvé ce moment. Ce moment sacré où personne ne sait où je suis. Où je peux simplement être et écrire (mes deux verbes préférés). Et je n’abandonne rien. Ni l’envie d’aimer, ni la force de vaincre, ni le secret désir d’être écoutée. Mais je me laisse guider. Juste quelques heures. Je laisse la lumière décider.
On ne m’avait pas dit que j’aurais à vendre du pain. Ou à traverser la ville à pied. Ou à attendre si longtemps avant de voir mes rêves se réaliser. Mais j’ai aussi compris quelque chose: peu importe si je ne peux me payer l’appareil photo pour le moment. Ce dont mon âme rêve, c’est de faire partie du tout, d’être absorbée. De tout voir, tout sentir: au milieu d’une foule comme en pleine forêt. Mon âme crie de douleur quand je reste enfermée. Ce n’est pas la ville qui m’étouffe, c’est de ne pas avoir l’opportunité d’en voir tous les aspects. C’est de ne pas regarder les gens, me mêler à eux, voir les sourires, les moments. J’aurais aimé que tu vois ça l’autre jour. Il y avait un couple dans la rue, deux jeunes qui avaient tout juste la vingtaine et déjà deux enfants. Le mari était en chaise roulante, et les deux petits s’y étaient installés aussi, l’un sur ces genoux, l’autre sur le repose-pieds, entre ses jambes et ils avaient tous l’air si joyeux. Ils riaient aux éclats en mangeant des glaces… Si j’avais eu cet appareil photo, clic. Tu aurais du voir leur joie, Lidy, mêlée aux rayons du soleil. La scène m’a émue.
Enfin, les moyens manquent, mais mes circonstances ne peuvent pas m’arrêter. Elles n’influencent ni mon humeur ni ma détermination à capturer la beauté du monde. J’ai fait un pacte avec moi-même, et avec ma mère il y a longtemps. La vie est belle, et je le prouverai. —
♡
Un an plus tard
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. (...)
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. J’ai dit que j’avais une formation et que par conséquent, je n’aurais pas le temps d’être là. Ni pour le volontariat, ni pour répondre aux messages, ni pour voir personne. En fait, ce qu’il s’est passé, c’est que je me suis offert un cadeau magnifique. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris une douche, pleuré, me suis roulée en boule sur mon tapis de yoga, puis j’ai prié. Et enfin, j’ai trouvé ce moment. Ce moment sacré où personne ne sait où je suis. Où je peux simplement être et écrire (mes deux verbes préférés). Et je n’abandonne rien. Ni l’envie d’aimer, ni la force de vaincre, ni le secret désir d’être écoutée. Mais je me laisse guider. Juste quelques heures. Je laisse la lumière décider.
On ne m’avait pas dit que j’aurais à vendre du pain. Ou à traverser la ville à pied. Ou à attendre si longtemps avant de voir mes rêves se réaliser. Mais j’ai aussi compris quelque chose: peu importe si je ne peux me payer l’appareil photo pour le moment. Ce dont mon âme rêve, c’est de faire partie du tout, d’être absorbée. De tout voir, tout sentir: au milieu d’une foule comme en pleine forêt. Mon âme crie de douleur quand je reste enfermée. Ce n’est pas la ville qui m’étouffe, c’est de ne pas avoir l’opportunité d’en voir tous les aspects. C’est de ne pas regarder les gens, me mêler à eux, voir les sourires, les moments. J’aurais aimé que tu vois ça l’autre jour. Il y avait un couple dans la rue, deux jeunes qui avaient tout juste la vingtaine et déjà deux enfants. Le mari était en chaise roulante, et les deux petits s’y étaient installés aussi, l’un sur ces genoux, l’autre sur le repose-pieds, entre ses jambes et ils avaient tous l’air si joyeux. Ils riaient aux éclats en mangeant des glaces… Si j’avais eu cet appareil photo, clic. Tu aurais du voir leur joie, Lidy, mêlée aux rayons du soleil. La scène m’a émue.
Enfin, les moyens manquent, mais mes circonstances ne peuvent pas m’arrêter. Elles n’influencent ni mon humeur ni ma détermination à capturer la beauté du monde. J’ai fait un pacte avec moi-même, et avec ma mère il y a longtemps. La vie est belle, et je le prouverai. —
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Le signe
(Texte original: Anglais — traduction à la fin ↓↓↓)
The sign
It’s like a shadow over me.
It rains on me.
Acid rain,
Guilt in its very essence
I feel them looking,
And I wish they’d stop.
It’s too much,
Holding their gaze and hear her breath
Whispering again
That I survived.
I survived.
There must be something I need to do in return.
You understand, I cannot sleep anymore.
I cannot look at the sky in awe,
And wish,
And wait
For a grand sign.
I’m alive.
I am the sign. —
Le signe
C'est comme une ombre sur moi.
Qui tombe sur mes épaules.
Une pluie acide, une grêle,
La culpabilité dans son essence même.
Je sens qu'ils regardent, qu’ils se taisent
Et j'aimerais qu'ils arrêtent.
C'est trop,
Je retiens leur regard et je l'entends, elle,
Chuchoter à nouveau
Que j'ai survécu.
J'ai survécu.
Il doit y avoir quelque chose que je dois faire en retour, non?
Tu comprends, je ne peux plus dormir.
Je ne peux plus regarder vers le haut, stupéfaite,
Et prier,
Et attendre du ciel
Un grand signe.
Je suis vivante.
Je suis le signe. —
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#12 - Le ballon bleu
L’histoire d’une journée difficile…
À un moment, j’ai perdu le sens de la gravité…
Quand on s’éloigne de tout, c’est plus facile de voler.
Sur la route, j’ai trouvé un ballon bleu.
Tout petit, un peu dégonflé, mais si ridiculement beau comparé à tout ce qui l’entourait... J’ai décidé de m’y accrocher.
J’aurais eu honte de l’abandonner moi aussi. Alors je l’ai emporté.
Parce que ce jour-là, j’ai vu un monde vaste et cruel tout autour. Un monde qui traite les gens comme des ballons.
J’ai eu peur, voilà tout. —
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#11 - “Historias del gas”
Ce matin, comme j’ai commencé sur les toits, je n’avais pas de quoi écrire, et ça me démangeait drôlement. Alors j’ai commencé à sonner aux portes, et en une heure à peine, j’avais déjà récolté un beau butin. (…)
02/09/23 — Pensées
J’étais la fille qui, pour son premier jour au collège, portait des ballerines violettes avec des chaussettes oranges à pois vert. Et avec le sourire en plus. On chuchotait sur mon passage, et moi je souriais, je distribuais des bonbons. Je n’avais aucune conscience du ridicule. Je descendais de la montagne.
Dieu que j’aimerais retourner à cet état de conscience des choses. Mais je suis allée trop loin. J’ai fabriqué un corset, au fil des ans, qui a fonctionné à merveille. Pendant que je le serrais, la face violette, on applaudissait. Maintenant, je fais tout pour me retrouver.
C’est douloureux, frustrant, terrifiant, même. Mais non, ça va encore plus loin que ça. C’est une agonie en fait. La mort du soi fabriqué par la naissance du moi authentique. Il faut s’accrocher. —
19/10/23 — Núria
Je crois qu’il y a quelque chose dans la phrase “J’ai besoin d’aide” à laquelle l’univers est particulièrement sensible.
Ce matin, personne ne m’ouvre. C’est NON, sur NON, sur NON et un patron qui dit qu’il ne vaut mieux pas que je rentre à la maison avant d’avoir obtenu [tel] pourcentage.
En rentrant dans sa maison, le monstre vorace qui me dévore les entrailles du matin au soir s’est calmé tout d’un coup. Tout est sombre, mais c’est une obscurité chaleureuse. Dans la cuisine, seule, une bougie allumée, et une minuscule image de Marie.
J’échange quelques mots avec la dame, donc, Núria, qui a déjà un certain âge. Elle me dit qu’elle a du mal à marcher. Je lui dit que j’ai passé une sale journée, et tout à coup, deux âmes se trouvent. Elle me prend la main et me propose une poire.
“Je te l’emballe dans un sac, attends.
— Non, je lui dit. S’il te plaît… J’ai faim.”
Dans ces deux mots, “J’ai faim” et la pitié que lui a inspiré mon regard, elle a tout lu. Elle n’a rien dit, l’a passée sous l’eau et me l’a tendue.
Voilà, une journée de plus, épouvantable, mais bientôt, tout ira mieux et je ne me souviendrai que de ce geste: une main tendue et une personne qui parle à une autre comme si elle était humaine.
It’s nice, for a change. —
01/12/23 — Maragall/Virrei Amat
Il y a deux sortes de compteurs: ceux qui se trouvent à l’intérieur des maisons, chez les gens, et ceux qu’on trouve sur les toits. Quand on doit frapper chez les gens, par loi, l’entreprise est obligée d’accrocher un avis de passage — une feuille A4 collée sur la porte une semaine avant. C’est sur ce papier, récolté tout au long de la journée, que j’écris la plupart du temps.
Ce matin, comme j’ai commencé sur les toits, je n’avais pas de quoi écrire, et ça me démangeait drôlement. Alors j’ai commencé à sonner aux portes, et en une heure à peine, j’avais déjà récolté un beau butin (de feuilles, hein, pas de compteurs. À cette heure-là personne n’ouvre).
Et je me suis mise à réfléchir… Un an. Je ne pensais pas que j’allais tenir aussi longtemps. Il y a un an, je touchais le fond. Il y avait 1,47€ sur mon compte en banque et je comptais les pièces rouges pour acheter du papier cadeau pour les parents. Je pleurais beaucoup, priais peu, je mettais plus de confiance pour me sortir du gouffre dans de mauvaises relations que dans mes propres capacités en Dieu. Il y a un an, j’avais peur de prendre le métro, je chantais mes premiers concerts. J’angoissais sur tout, et je suais jour et nuit pour l’argent. Il y a un an je me coupais moi-même les cheveux avec des ciseaux Ikea et j’utilisais le budget des courses de la semaine pour m’acheter une veste qui aurait dû régler tous mes problèmes. Il y a un an, je perdais courage, je me perdais moi-même.
Depuis, ça fait un an que je fredonne en sortant du bus et que je pratique mes solos dans les cages d’escalier. Maintenant, j’ai du mal à reconnaître la personne que je vois entrer sur scène et qui se tient devant tout le monde, en murmurant, le cœur gonflé de gratitude: “Je suis là”.
Il y a eu un miracle, et ça a commencé comme ça: par une communauté. Alors oui, il faut se supporter les uns les autres, jour après jour. Il faut apprendre à ne pas trop juger les erreurs, les excuses, les humeurs, les mauvais jours. Mais sans les uns les autres…
Enfin, il m’est venu à l’esprit ce matin, en regardant le soleil peindre toute la ville d’or, que je n’ai plus raison de craindre quoi que ce soit maintenant. Je suis arrivée à un stade de ma relation avec Dieu qui me donne la certitude (et la paix qui va avec) que tout est sous contrôle. Il prend soin de chaque petit détail de ma vie, comme un peintre amoureux, et je n’ai rien à craindre. Les patrons se fâcheront, l’argent manquera, les amis s’entêteront, c’est le monde qui tourne ainsi et je ne peux pas lui en vouloir. Mais je ne laisse plus ces choses me faire du mal. Moi, j’écris, je respire. Le soleil se lève, et depuis les toits, je souris.
* * *
Dans cet immeuble alors, quasiment personne ne m’a ouvert, un chien m’a mordu dans l’ascenseur et un con m’a claqué la porte au nez. Mais quand je suis sortie, je m’en fichais, j’avais le sourire aux lèvres. Pour mes patrons, c’était un échec. Pour moi, un franc succès: tout ce que j’ai écrit depuis tout à l’heure, je l’ai fait sur ce papier même. —
Ma collection d’escaliers
07/02/24 — Nayla
Elle est tombée sur la terre comme une comète fracasse le désert.
Ça fait deux jours que je fais des rêves étranges. Des rêves sordides, à vrai dire. En me réveillant, il est impossible de me défaire des frissons qui me secouent quand j’y pense.
Il y avait un bombardement, des sous-terrains secrets, des gens que je connaissais qui allaient mourir; je le savais, et je ne pouvais rien dire. Les visions étaient si fortes que je n’ai pas pu me lever tout de suite. J’ai rampé jusqu’au canapé et je me suis rendormie, pour essayer de rêver d’autre chose. Le café coulait. Et je me suis assoupie encore après le petit-déjeuner.
J’aimerais pouvoir dire qu’après avoir démarré la journée, ça allait mieux, mais ce n’est pas le cas. J’ai traîné mes guêtres d’une rue à l’autre, suspicieuse, en comptant les minutes jusqu’à 15h30 (j’ai commencé tard).
C’est alors qu’elle est apparue. J’ai sonné à une porte (une des 416 auxquelles j’ai dû frapper aujourd’hui) et pour toute réponse, un vacarme, bada-boum, remue-ménage étouffé derrière la porte. J’ai attendu. Rien. Attendu encore. “El gas…” j’ai essayé, peu convaincue.
C’est alors qu’une petite voix à travers la porte a dit : “Attends. Attends, hein?! La porte est fermée.” J’ai dit: “D’accord, j’attends.” sur le même ton que la petite fille de laquelle venaient les ordres. “La porte est fermée” elle a répété. “Il est allé chercher les clefs.”
Un moment plus tard, “il” a fini par ouvrir. Un homme grand, au langage monosyllabique. Elle devait avoir sept ou huit ans. La peau brune des enfants du désert, les yeux noirs comme l’ébène. Elle me fixait des yeux sans rien dire, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde — que je sois là, ici, devant elle, et qu’elle soit là, devant moi, ouvrant la porte de chez elle, nue comme un vers.
Elle m’a laissé entrer, le père nous a suivi. J’ai fini par trouver le compteur, pris ma photo. La grand-mère était dans la cuisine — en un regard, on pouvait voir qu’elle n’avait pas toute sa tête. La maison était sale, désordonnée, j’avais les chaussures qui collaient au sol et il valait mieux ne pas toucher les murs.
Elle me dit quelque chose, de son joli ton impétueux qui roulait sur sa langue. Je n’ai pas compris et ça m’a presque donné envie de m’en excuser. Le père a traduit: “Non, non, rien. Elle te dit simplement qu’elle a des bonbons.” Je lui ai répondu — à elle — qu’elle avait de la chance.
J’aurais voulu lui poser mille questions. Comme si dans le corps de cette enfant sauvage dormaient toutes les réponses du monde, un savoir millénaire, cette profonde connexion qui, au fond, relie toutes les cultures entre elles.
Si j’avais dit: “Qu’est-ce que le temps?”ou “Pourquoi sommes-nous sur terre?”, elle aurait eu la réponse, j’en étais certaine.
Mais à la place, la porte s’est refermée. Elle a disparu, elle, sa sauvagerie, son petit air étrange et sa furieuse liberté.
J’ai descendu quelques marches pour qu’on ne me voit pas puis j’ai commencer à griffonner toutes mes impressions, les menus détails qui, en quelques secondes, m’avaient frappés.
Je l’ai appelé Nayla. Parce que ça veut dire “celle qui a de grands yeux” en arabe et parce que c’est le nom que j’aurais donné à la reine d’un pays libre du désert si j’avais pu en créer un.
Puis, en sortant de l’immeuble, je me suis retournée, et j’ai levé les yeux vers l’étage où elle vivait. Une sensation étrange m’a envahie. J’ai regardé l’heure, puis la fenêtre à nouveau. Est-ce que les enfants ne devraient pas être à l’école, un mercredi, à onze heures? —
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#10 - La chica del gas
Barcelone n’est pas comme je l’avais imaginée. Bondée, bruyante et sans trêve. Quoi qu’il arrive, jamais une trêve. En sortant le matin à l’heure de pointe, on a l’impression d’avoir été englouti par la bête. (…)
Récentes révélations:
Le divin n’agit jamais seul.
L’entropie de l’univers ne peut qu’augmenter — Principe fondamental de thermodynamique. Appliqué ? Après une journée entière à faire le ménage, il suffit d’un crayon posé sur une table pour que tout soit à refaire. Autrement dit: le désordre appelle le désordre (il en va de même pour le mal).
Trouve un travail qui ne te coûte pas.
Répare les choses au moment où elle se casse.
Fais de ton intérieur un endroit où tu as plaisir à vivre.
Achète une plante.
Choisis un livre.
“El gas… ! Lectura del gas!”
Je commence toujours ma journée sur les toits. Ça m’aide à rester loin du sol et comme j’ai toujours du mal à démarrer — pour être honnête, je devrais dire: comme j’ai toujours du mal à croire que c’est ça que je fais maintenant, la lecture du gaz — je prends mon temps pour regarder la vue avant de plonger dans la cohue.
Barcelone n’est pas comme je l’avais imaginée. Bondée, bruyante et sans trêve. Quoi qu’il arrive, jamais une trêve. En sortant le matin à l’heure de pointe, on a l’impression d’avoir été englouti par la bête.
Jonas au cœur de la tempête.
J’avais cru pouvoir trouver ici ce que je n’ai pas eu le courage de chercher en moi-même. Autrement dit, je suis tombée de haut quand, arrivée en Terre Promise, j’ai compris qu’être moi ne serait pas suffisant pour qu’on me donne des papiers, un travail et un numéro de sécurité sociale.
“Mais… Je suis une bonne personne!” je me voyais encore balbutier devant le commissariat de police. Sans aucun doute… Prends un numéro.
Après un an au chômage, j’avais déjà de la chance de pouvoir revêtir un uniforme et crier “El gas!” ¹ toute la sainte journée.
Autant dire qu’on voit de tout, tous les jours. De toutes les classes sociales à tous les genres de réactions possibles. Une fois le bouton de la sonnette enclenché, ce qui se passe suit un ordre dichotomique:
Il y a ceux qui ouvrent immédiatement, et me laissent prendre la photo de leur compteur dans la cuisine. Puis “au revoir et bonne journée” et ils referment la porte. Très rare. Je sais les apprécier.
Il y a ceux qui ouvrent, de même immédiatement, mais seulement pour dire NON. “Vous ne passerez pas”. (Pensez à la voix rauque du mage dans Le Seigneur des Anneaux). Francs et droit-au-but. Je les apprécie tout autant.
Ensuite, il y a ceux dont j’entends les pas derrière la porte. Ils se rapprochent, observent par le judas, puis font le mort, en retenant leur souffle jusqu’à qu’ils me voient faire demi-tour et m’en aller.
Enfin, il y a ceux qui ouvrent seulement pour laisser libre cours à leur frustration d’être nés dans un monde aussi ingrat et dépourvu de sens. Sur ceux-là, j’écris simplement une petite note, en bas de l’écran, pour le collègue qui devra revenir dans deux mois: No picar. Ne pas frapper à la porte.
Après deux semaines, j’ai pensé tout jeter par la fenêtre.
Pourtant, tout a changé après la rencontre.
9 heures du matin. Avenue G., loin dans un quartier que je ne connais pas. Il fait gris et j’ai froid. Je n’ai pas réussi à me réveiller alors je cours et j’entame la liste du jour sans même avoir eu le temps de boire mon premier café. L’immeuble est flambant neuf et c’est mauvais signe — en général, personne ne laisse entrer. Mais elle est la première à répondre et me laisse passer sans argument. Le compteur est sur le balcon. Je la suis. Elle est âgée et souffre en marchant. En passant dans le couloir: un portrait sur le mur, magnifique. Une jeune femme au fusain qui me regarde, tranquille. Sûre d’elle, elle sourit. Auramar ², je murmure. En bas à droite, c’est écrit.
Je prends la photo de mon compteur, et la remercie. En relevant les yeux, je comprends: c’est elle. Quarante ans plus tard mais le regard ne trompe pas. “C’est vous… La femme, sur le mur, n’est-ce pas?” Elle hoche la tête. En repassant dans le couloir, on l’observe toutes les deux, un peu rêveuses. “C’est un auto-portrait” finit-elle par avouer. J’en reste bouche bée. “C’est vous qui l’avez fait?” Ainsi, en me racontant son histoire, nous nous sommes un peu égarées. J’ai oublié, pour un moment, mes compteurs, et elle a oublié de prendre ses médicaments.
Parce que je lui ai dit que j’aimais dessiner aussi, “mais écrire, surtout… oui. Écrire…” elle a bien voulu me montrer d’autres dessins. Puis des textes. Et des poèmes. La table en était pleine. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui parlait aussi bien de la mer, et de la solitude.
Le café refroidi, nous avons dû nous dire au revoir. “Il y a du travail qui m’attend”, dis-je, inspirée et je ne parlais pas vraiment de la lecture du gaz. Elle a saisit l’allusion et sur le pas de la porte, m’a conseillé de me mettre au travail, sans plus attendre. J’ai acquiescé, en la remerciant. Poco a poco. Petit à petit, j’ai dit.
Elle m’a attrapé le bras. Poco a poco, non. Trabajo duro. Comme un prophète, elle m’a prévenue: ce sera un chemin difficile. Très peu de gens y arrivent parce que très peu de gens savent ce que c’est de faire de vrais sacrifices.
Puis nous nous sommes dit au revoir en nous serrant dans les bras, comme de vieilles amies. Les larmes aux yeux, elle a dit: “La plupart du temps, on rencontre des gens… Mais aujourd’hui, j’ai rencontré une personne. Une belle personne”.
Après ça, chaque fois que je me suis demandée ce que je faisais dans cette ville apparemment hostile, à traîner mes guêtres dans les rues et subir ce traitement, je me suis raccrochée à ses paroles. “Je fais de mon mieux”, je répétais dans ma tête. Puis j’ai compris qu’il était temps que je me rende utile, alors j’ai commencé à prendre des notes. Quand le petit monsieur du huitième, à quatre-vingt ans s’est mis à pleurer dans mes bras parce que j’ai dit “Hmm ça sent bon ici” au-dessus de la casserole, et qu’il a dit “C’était son plat préféré”. Ou quand j’ai complimenté les peintures du petit jeune qui vivait sous les toits à Sants et j’ai dit en passant: “Allez, il faut pas abandonner, c’est beau ce que tu peins”. Il était tout ému et m’a offert des madeleines en partant. Tous les jours, en rentrant, j’écrivais ces anecdotes, que j’ai baptisé “Las historias del gas”. Juste pour moi, décorée avec ce que je récoltais dans la rue. Je me sentais un peu Amélie Poulain parfois.
Alors c’est vrai, pour le moment tout semble avoir disparu. Mes rêves d’enfants, mes ambitions d’étudiantes, mes désirs de gloire et de renommée. Inutile beauté... Mais ce jour-là, le jour de la rencontre, quelque chose m’a traversé. Tout semble être parti en fumée, je pensais… Mais ne pleure pas, regarde, dit la petite voix, à l’intérieur. Sous mes pieds, une pousse verte jaillit d’entre les cendres. Tu es exactement là où tu dois être pour le moment. Aie confiance. Les étoiles naissent de l’effondrement. ³ —
¹ : La lecture du gaz, c’est toute une technique. On nous paye pour parcourir la ville à pied et faire du porte à porte, pour relever les compteurs de gaz. Quatre cents portes par jour, six heures de marche. Mais comme tout le monde est suspicieux, (les voleurs sont réputés à Barcelone), personne ne veut ouvrir. Alors on sonne à toutes les portes du pallier et on crie: “El gas! Lectura del gas!”. Ça augmente nos chances (on est payés au compteur).
² : Pssst… Auramar, cette femme que j’ai rencontré, est vraiment écrivain. Elle a publié un livre, illustré avec ses propres dessins. Un bel hommage au chemin parcouru sur cette terre. — Disponible ici (seulement en espagnol).
³ : Voir Article #8, L’après.
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J’ai entendu dire
Un poème sur la confrontation avec son abuseur.
J’ai entendu dire qu’il fallait du courage
Pour faire du secret, une route
Et du deuil, un hommage.
J’ai entendu dire
Que j’avais un cœur grand comme le monde,
Que dans mes larmes ne se reflétaient pas la peur
Mais une dignité profonde.
J’ai entendu dire que j’avais eu de la chance, par le passé.
Que de toutes les choses bénies par la Providence,
J’étais sa préférée.
Je poserai ça ici, donc, juste derrière moi:
Est-ce à ça que la chance ressemble pour toi?
C’est la dernière fois que je me retourne.
J’ai entendu dire qu’il fallait bien du courage, donc,
Pour se sortir soi-même d’une prison sans verrou,
Pour cracher une traînée de sang par terre
Et se battre contre le sort
Ou contre soi,
Jusqu’au bout.
Parle, parle mon cœur.
Ne te laisse pas
Mettre à genoux
Par la peur.
Et si tu crois qu’en faisant toutes ces choses que j’ai faites,
Je me suis sentie forte, brave ou prête,
Sache qu’il n’y a jamais eu de bon moment pour détruire un monde.
J’en garde les mains qui tremblent
Mais je suis libre maintenant,
C’est tout ce qui compte. —
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#8 - L’après
Les étoiles naissent de l’effondrement. Il faudra se souvenir de cette phrase. Elle nous servira plus tard. Alors ça arrive. Un jour, comme ça. Soit par choix, soit parce que la vie en a décidé ainsi. Soudain, tout ce qu’on a toujours connu jusque-là disparaît/a disparu, la limite est floue, et (…)
Les étoiles naissent de l’effondrement. Il faudra se souvenir de cette phrase. Elle nous servira plus tard. Alors ça arrive. Un jour, comme ça. Soit par choix, soit parce que la vie en a décidé ainsi. Soudain, tout ce qu’on a toujours connu jusque-là disparaît/a disparu, la limite est floue, et c’est comme regarder la rive s’éloigner depuis l’arrière d’un bateau. On n’a pas encore réalisé ce qui vient de se passer mais quand la terre-mère n’est plus qu’un point à l’horizon, on se rend compte que c’est un billet “aller simple” qu’on a dans les poches et qu’il est trop tard pour se jeter à l’eau.
Les choses ne seront plus jamais les mêmes.
Il faut un an, alors, pour se remettre sur ses jambes après un coup dur. Maman avait raison. Un an à cheminer à travers la vallée obscure. Puis un matin, le soleil se lève. On ferme les yeux, par réflexe et le deuil redevient ce qu’il a toujours été: un compagnon de route non-invité.
Au fond du gouffre, les parois s’ouvrent. De l’autre côté, il y a le bruit des voitures et des enfants qui jouent. Comme tout paraît étrange tout à coup. Est-ce qu’on a le droit de faire ça? De continuer à vivre après qu’un monde s’écroule? On avance, pieds nus, en observant les passants et la vie qui continue... Ils ont l’air de ne pas savoir. Il faudrait le leur dire: j’ai tout perdu.
Mais l’instinct de survie… L’instinct de survie, c’est cette force immuable qui propulse le sang dans les veines et fait battre les cils au réveil et qui suit l’odeur des croissants dans la rue. L’instinct de survie c’est le traître à l’âme en perdition qui ne veut que ça: se perdre. Parce que c’est impossible de lutter contre. La vie ne demande pas de permission pour entrer.
Comme un brin d’herbe qui pousse entre les dalles du trottoir. Ou un sourire qui confond, un rire qui nous échappe. Ça entre, à coups de pied dans la porte, même sans baisser sa garde.
Marcher, alors. Je n’ai fait que ça depuis que je suis arrivée à Barcelone. Marcher pour réfléchir, marcher pour me reconnaître, pour me reconstruire. J’ai semé des choses derrière moi, j’ai laissé de l’eau couler sous les ponts, j’ai écrit des petites phrases sur des morceaux de papier et je les ai abandonnés sur la plage. Sans m’en rendre compte, c’est arrivé. Parce que la vie ne demande pas de permission pour entrer. J’ai repris goût aux belles journées.
En errant ainsi, durant ces longs mois d’hiver et de printemps humide, j’ai appris à suivre ces petites choses qui arrivaient à me voler un sourire de temps en temps. Comme des miettes de pains sur la route. Je les ai ramassées, une à une. Je n’étais pas prête à les vivre, mais je les ai gardées, juste au cas où, pour plus tard.
Et du fond de ma nuit, c’est arrivé. J’ai vu une petite lumière¹ s’allumer. C’était un mardi, du mois de septembre. Il y avait un petit papier collé à un feu rouge. J’ai tiré dessus pour l’emporter et depuis, tout a changé. —
¹ : Little Light, c’est le nom de la chorale de Gospel dans laquelle je chante depuis 2022. Little Light Gospel Choir.
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#7 - Hay que seguir
Quelques fois j’en ai assez de raconter des histoires. De faire des petits dessins délicats et “pleins de sensibilité”. De raconter les choses du point de vue de la résilience. Tu as de la chance. Tu as eu tellement de chance. Si je pouvais, je vomirai cette phrase. Quelques fois, j’ai envie de hurler quand (…)
Quelques fois j’en ai assez de raconter des histoires. De faire des petits dessins délicats et “pleins de sensibilité”. De raconter les choses du point de vue de la résilience. Tu as de la chance. Tu as eu tellement de chance. Je ne le nierai pas, mais si je pouvais, je vomirai cette phrase.
Quelques fois, j’ai envie de hurler quand on me dit que j’ai du courage. Je n’ai pas envie d’avoir du courage. J’aimerais vivre une vie normale.
Passer une nuit sans cauchemar. Faire les courses sans souffrir une attaque d’anxiété. Avoir vingt-neuf ans et ne pas toujours dépendre de mes parents pour manger.
Quelques fois, j’aimerais arrêter de rire. Revenir à ce moment où j’étais aveugle et me secouer, me gifler. “Bon Dieu, arrête de sourire”. Car les rires faisaient tout. Ils cachaient tout. Justifiaient tout. Tu avais les mains sur moi et je riais.
Et la nuit, quand je ferme les yeux, il n’y a que ça. Toi et moi sur la rambarde. Toi et moi dans un parc. Toi et moi en secret. En secret innocent. J’aimerais tout vomir de toi et moi et de tous ces gens qui n’ont cessé de me répéter à quel point j’ai eu de la chance dans la vie.
“Est-ce que c’est à ça que la chance ressemble pour toi?
C’est la dernière fois que je me retourne.” ¹
Quelques fois, je voudrais juste que les objets redeviennent des objets, et non plus des symboles. Qu’une ville redevienne un point sur une carte et non plus la source de tous mes malheurs.
Mais j’ai eu du courage. Et j’ai osé parler. Alors il n’y a pas de retour en arrière. Plus de matins anodins, ni de rires sans douleur. Il faut ré-apprendre à voyager en bus toute seule, et ne plus sursauter quand un inconnu nous parle. Il faut se rappeler comment on calme un enfant paniqué, et faire ça pour soi-même. Il faut être en colère pour une fois et ne plus tout pardonner pour le bien… de qui, déjà? Accepter que ceux qui sont partis ont fait un vrai choix.
Alors on peut pleurer sur le chemin, être terrifié, brisé ou exténué, même faire semblant pour un temps. Mais quoi qu’il arrive, hay que seguir. Trouver la force, et aller de l’avant. —
¹ : Poème J’ai entendu dire.
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Il me reste tant à pleurer
(Texte original: Anglais — traduction à la fin ↓↓↓)
I have so much left to cry
I have so much left to cry.
Did it occur to you?
That perhaps behind those many smiles
Lies a silence
That won’t die.
I have so much left behind.
All of those days
Of joyful trust
And of those dreams
Barely untouched…
I never came to realise
That I had so much left to cry
Before I’m ready
To hold one’s gaze,
Before the sun
Can rise again.
I have so much left to fear,
And question,
And pray for.
So much to be seen
And cared
And fought for.
And as I know,
This day will come:
Inevitable rise,
From the depths
Of a black-ink storm,
I shall soon get up
And fill the sky
With bursts of laughter
And merry light
But I have so much left to learn
That I don’t know
Which one will first
From my mistakes
Or deepest hurts
Teach me the greatest way
To grow.
I feel it roll and roll
Like long time dreams
Buried in snow
Down by my cheeks
Gently, they roll.
So I stop by the window
And sit.
The winter cold
Blushing my cheeks
Gives me a little time.
To rest
And think.
I can see clearly now
From a bird’s eye view...
All the days I have denied
Fighting with fierce for what was mine
I never seemed to understand
That overwhelmed and somewhat tried
I still had so much left to cry. —
Il me reste tant à pleurer
Il me reste tant à pleurer.
Y as-tu pensé ?
Que peut-être derrière ces nombreux sourires
Se cache un silence
Qui ne veut pas mourir.
J’ai tant laissé derrière moi.
Tous ces jours
De confiance joyeuse,
Et ces rêves
À peine effleurés…
Je n'ai jamais réalisé
Qu'il me reste tant à pleurer
Avant d'être prête
À soutenir le regard de quelqu'un,
Avant que le soleil
Ne se lève, au loin.
Il me reste tant à craindre,
À questionner,
Et pour lequel prier.
Tant de choses à voir
À combattre,
À soigner.
Et comme je le sais,
Ce jour viendra:
Inévitablement, il se lèvera,
Des profondeurs
D'une tempête plus noire que l’encre ;
Oui, je sais que je me relèverai, battante,
Et que bientôt j'emplirai le ciel
D'éclats de rire
Et de lumière joyeuse
Mais il me reste tant à apprendre
Avant de pouvoir être heureuse.
Je ne sais pas,
De mes erreurs
Ou de mes blessures les plus profondes,
Laquelle sera, pour m’enseigner à vivre,
La plus féconde.
Je les sens
Glisser et glisser
Le long de mes joues,
Comme des rêves
Enfouis dans la neige
Gentiment, elles roulent.
Alors je m'arrête à la fenêtre
Et je m'assois
Dans le froid de l'hiver.
La brise, la distance, le vent,
Me donnent un peu de temps
Pour me reposer
Et réfléchir.
Je peux tout voir clairement
À vol d'oiseau.
Tous les jours que j'ai reniés
Me battant rageusement pour oublier
Je n'ai jamais voulu comprendre
Qu'avant de pouvoir nous retrouver,
Il me restait encore tant à pleurer. —
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