Deux ans plus tard
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. (...)
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. J’ai dit que j’avais une formation et que par conséquent, je n’aurais pas le temps d’être là. Ni pour le volontariat, ni pour répondre aux messages, ni pour voir personne. En fait, ce qu’il s’est passé, c’est que je me suis offert un cadeau magnifique. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris une douche, pleuré, me suis roulée en boule sur mon tapis de yoga, puis j’ai prié. Et enfin, j’ai trouvé ce moment. Ce moment sacré où personne ne sait où je suis. Où je peux simplement être et écrire (mes deux verbes préférés). Et je n’abandonne rien. Ni l’envie d’aimer, ni la force de vaincre, ni le secret désir d’être écoutée. Mais je me laisse guider. Juste quelques heures. Je laisse la lumière décider.
On ne m’avait pas dit que j’aurais à vendre du pain. Ou à traverser la ville à pied. Ou à attendre si longtemps avant de voir mes rêves se réaliser. Mais j’ai aussi compris quelque chose: peu importe si je ne peux me payer l’appareil photo pour le moment. Ce dont mon âme rêve, c’est de faire partie du tout, d’être absorbée. De tout voir, tout sentir: au milieu d’une foule comme en pleine forêt. Mon âme crie de douleur quand je reste enfermée. Ce n’est pas la ville qui m’étouffe, c’est de ne pas avoir l’opportunité d’en voir tous les aspects. C’est de ne pas regarder les gens, me mêler à eux, voir les sourires, les moments. J’aurais aimé que tu vois ça l’autre jour. Il y avait un couple dans la rue, deux jeunes qui avaient tout juste la vingtaine et déjà deux enfants. Le mari était en chaise roulante, et les deux petits s’y étaient installés aussi, l’un sur ces genoux, l’autre sur le repose-pieds, entre ses jambes et ils avaient tous l’air si joyeux. Ils riaient aux éclats en mangeant des glaces… Si j’avais eu cet appareil photo, clic. Tu aurais du voir leur joie, Lidy, mêlée aux rayons du soleil. La scène m’a émue.
Enfin, les moyens manquent, mais mes circonstances ne peuvent pas m’arrêter. Elles n’influencent ni mon humeur ni ma détermination à capturer la beauté du monde. J’ai fait un pacte avec moi-même, et avec ma mère il y a longtemps. La vie est belle, et je le prouverai. —
♡
Un an plus tard
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. (...)
À l’instant, belle. Sereine. Il y a une heure je sortais du métro et, en sueur, je pensais au mot « submergée ». Je trouve ça dur de ne pas se laisser aller. Ce soir, j’ai menti à tout le monde. J’ai dit que j’avais une formation et que par conséquent, je n’aurais pas le temps d’être là. Ni pour le volontariat, ni pour répondre aux messages, ni pour voir personne. En fait, ce qu’il s’est passé, c’est que je me suis offert un cadeau magnifique. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris une douche, pleuré, me suis roulée en boule sur mon tapis de yoga, puis j’ai prié. Et enfin, j’ai trouvé ce moment. Ce moment sacré où personne ne sait où je suis. Où je peux simplement être et écrire (mes deux verbes préférés). Et je n’abandonne rien. Ni l’envie d’aimer, ni la force de vaincre, ni le secret désir d’être écoutée. Mais je me laisse guider. Juste quelques heures. Je laisse la lumière décider.
On ne m’avait pas dit que j’aurais à vendre du pain. Ou à traverser la ville à pied. Ou à attendre si longtemps avant de voir mes rêves se réaliser. Mais j’ai aussi compris quelque chose: peu importe si je ne peux me payer l’appareil photo pour le moment. Ce dont mon âme rêve, c’est de faire partie du tout, d’être absorbée. De tout voir, tout sentir: au milieu d’une foule comme en pleine forêt. Mon âme crie de douleur quand je reste enfermée. Ce n’est pas la ville qui m’étouffe, c’est de ne pas avoir l’opportunité d’en voir tous les aspects. C’est de ne pas regarder les gens, me mêler à eux, voir les sourires, les moments. J’aurais aimé que tu vois ça l’autre jour. Il y avait un couple dans la rue, deux jeunes qui avaient tout juste la vingtaine et déjà deux enfants. Le mari était en chaise roulante, et les deux petits s’y étaient installés aussi, l’un sur ces genoux, l’autre sur le repose-pieds, entre ses jambes et ils avaient tous l’air si joyeux. Ils riaient aux éclats en mangeant des glaces… Si j’avais eu cet appareil photo, clic. Tu aurais du voir leur joie, Lidy, mêlée aux rayons du soleil. La scène m’a émue.
Enfin, les moyens manquent, mais mes circonstances ne peuvent pas m’arrêter. Elles n’influencent ni mon humeur ni ma détermination à capturer la beauté du monde. J’ai fait un pacte avec moi-même, et avec ma mère il y a longtemps. La vie est belle, et je le prouverai. —
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Le signe
(Texte original: Anglais — traduction à la fin ↓↓↓)
The sign
It’s like a shadow over me.
It rains on me.
Acid rain,
Guilt in its very essence
I feel them looking,
And I wish they’d stop.
It’s too much,
Holding their gaze and hear her breath
Whispering again
That I survived.
I survived.
There must be something I need to do in return.
You understand, I cannot sleep anymore.
I cannot look at the sky in awe,
And wish,
And wait
For a grand sign.
I’m alive.
I am the sign. —
Le signe
C'est comme une ombre sur moi.
Qui tombe sur mes épaules.
Une pluie acide, une grêle,
La culpabilité dans son essence même.
Je sens qu'ils regardent, qu’ils se taisent
Et j'aimerais qu'ils arrêtent.
C'est trop,
Je retiens leur regard et je l'entends, elle,
Chuchoter à nouveau
Que j'ai survécu.
J'ai survécu.
Il doit y avoir quelque chose que je dois faire en retour, non?
Tu comprends, je ne peux plus dormir.
Je ne peux plus regarder vers le haut, stupéfaite,
Et prier,
Et attendre du ciel
Un grand signe.
Je suis vivante.
Je suis le signe. —
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#11 - “Historias del gas”
Ce matin, comme j’ai commencé sur les toits, je n’avais pas de quoi écrire, et ça me démangeait drôlement. Alors j’ai commencé à sonner aux portes, et en une heure à peine, j’avais déjà récolté un beau butin. (…)
02/09/23 — Pensées
J’étais la fille qui, pour son premier jour au collège, portait des ballerines violettes avec des chaussettes oranges à pois vert. Et avec le sourire en plus. On chuchotait sur mon passage, et moi je souriais, je distribuais des bonbons. Je n’avais aucune conscience du ridicule. Je descendais de la montagne.
Dieu que j’aimerais retourner à cet état de conscience des choses. Mais je suis allée trop loin. J’ai fabriqué un corset, au fil des ans, qui a fonctionné à merveille. Pendant que je le serrais, la face violette, on applaudissait. Maintenant, je fais tout pour me retrouver.
C’est douloureux, frustrant, terrifiant, même. Mais non, ça va encore plus loin que ça. C’est une agonie en fait. La mort du soi fabriqué par la naissance du moi authentique. Il faut s’accrocher. —
19/10/23 — Núria
Je crois qu’il y a quelque chose dans la phrase “J’ai besoin d’aide” à laquelle l’univers est particulièrement sensible.
Ce matin, personne ne m’ouvre. C’est NON, sur NON, sur NON et un patron qui dit qu’il ne vaut mieux pas que je rentre à la maison avant d’avoir obtenu [tel] pourcentage.
En rentrant dans sa maison, le monstre vorace qui me dévore les entrailles du matin au soir s’est calmé tout d’un coup. Tout est sombre, mais c’est une obscurité chaleureuse. Dans la cuisine, seule, une bougie allumée, et une minuscule image de Marie.
J’échange quelques mots avec la dame, donc, Núria, qui a déjà un certain âge. Elle me dit qu’elle a du mal à marcher. Je lui dit que j’ai passé une sale journée, et tout à coup, deux âmes se trouvent. Elle me prend la main et me propose une poire.
“Je te l’emballe dans un sac, attends.
— Non, je lui dit. S’il te plaît… J’ai faim.”
Dans ces deux mots, “J’ai faim” et la pitié que lui a inspiré mon regard, elle a tout lu. Elle n’a rien dit, l’a passée sous l’eau et me l’a tendue.
Voilà, une journée de plus, épouvantable, mais bientôt, tout ira mieux et je ne me souviendrai que de ce geste: une main tendue et une personne qui parle à une autre comme si elle était humaine.
It’s nice, for a change. —
01/12/23 — Maragall/Virrei Amat
Il y a deux sortes de compteurs: ceux qui se trouvent à l’intérieur des maisons, chez les gens, et ceux qu’on trouve sur les toits. Quand on doit frapper chez les gens, par loi, l’entreprise est obligée d’accrocher un avis de passage — une feuille A4 collée sur la porte une semaine avant. C’est sur ce papier, récolté tout au long de la journée, que j’écris la plupart du temps.
Ce matin, comme j’ai commencé sur les toits, je n’avais pas de quoi écrire, et ça me démangeait drôlement. Alors j’ai commencé à sonner aux portes, et en une heure à peine, j’avais déjà récolté un beau butin (de feuilles, hein, pas de compteurs. À cette heure-là personne n’ouvre).
Et je me suis mise à réfléchir… Un an. Je ne pensais pas que j’allais tenir aussi longtemps. Il y a un an, je touchais le fond. Il y avait 1,47€ sur mon compte en banque et je comptais les pièces rouges pour acheter du papier cadeau pour les parents. Je pleurais beaucoup, priais peu, je mettais plus de confiance pour me sortir du gouffre dans de mauvaises relations que dans mes propres capacités en Dieu. Il y a un an, j’avais peur de prendre le métro, je chantais mes premiers concerts. J’angoissais sur tout, et je suais jour et nuit pour l’argent. Il y a un an je me coupais moi-même les cheveux avec des ciseaux Ikea et j’utilisais le budget des courses de la semaine pour m’acheter une veste qui aurait dû régler tous mes problèmes. Il y a un an, je perdais courage, je me perdais moi-même.
Depuis, ça fait un an que je fredonne en sortant du bus et que je pratique mes solos dans les cages d’escalier. Maintenant, j’ai du mal à reconnaître la personne que je vois entrer sur scène et qui se tient devant tout le monde, en murmurant, le cœur gonflé de gratitude: “Je suis là”.
Il y a eu un miracle, et ça a commencé comme ça: par une communauté. Alors oui, il faut se supporter les uns les autres, jour après jour. Il faut apprendre à ne pas trop juger les erreurs, les excuses, les humeurs, les mauvais jours. Mais sans les uns les autres…
Enfin, il m’est venu à l’esprit ce matin, en regardant le soleil peindre toute la ville d’or, que je n’ai plus raison de craindre quoi que ce soit maintenant. Je suis arrivée à un stade de ma relation avec Dieu qui me donne la certitude (et la paix qui va avec) que tout est sous contrôle. Il prend soin de chaque petit détail de ma vie, comme un peintre amoureux, et je n’ai rien à craindre. Les patrons se fâcheront, l’argent manquera, les amis s’entêteront, c’est le monde qui tourne ainsi et je ne peux pas lui en vouloir. Mais je ne laisse plus ces choses me faire du mal. Moi, j’écris, je respire. Le soleil se lève, et depuis les toits, je souris.
* * *
Dans cet immeuble alors, quasiment personne ne m’a ouvert, un chien m’a mordu dans l’ascenseur et un con m’a claqué la porte au nez. Mais quand je suis sortie, je m’en fichais, j’avais le sourire aux lèvres. Pour mes patrons, c’était un échec. Pour moi, un franc succès: tout ce que j’ai écrit depuis tout à l’heure, je l’ai fait sur ce papier même. —
Ma collection d’escaliers
07/02/24 — Nayla
Elle est tombée sur la terre comme une comète fracasse le désert.
Ça fait deux jours que je fais des rêves étranges. Des rêves sordides, à vrai dire. En me réveillant, il est impossible de me défaire des frissons qui me secouent quand j’y pense.
Il y avait un bombardement, des sous-terrains secrets, des gens que je connaissais qui allaient mourir; je le savais, et je ne pouvais rien dire. Les visions étaient si fortes que je n’ai pas pu me lever tout de suite. J’ai rampé jusqu’au canapé et je me suis rendormie, pour essayer de rêver d’autre chose. Le café coulait. Et je me suis assoupie encore après le petit-déjeuner.
J’aimerais pouvoir dire qu’après avoir démarré la journée, ça allait mieux, mais ce n’est pas le cas. J’ai traîné mes guêtres d’une rue à l’autre, suspicieuse, en comptant les minutes jusqu’à 15h30 (j’ai commencé tard).
C’est alors qu’elle est apparue. J’ai sonné à une porte (une des 416 auxquelles j’ai dû frapper aujourd’hui) et pour toute réponse, un vacarme, bada-boum, remue-ménage étouffé derrière la porte. J’ai attendu. Rien. Attendu encore. “El gas…” j’ai essayé, peu convaincue.
C’est alors qu’une petite voix à travers la porte a dit : “Attends. Attends, hein?! La porte est fermée.” J’ai dit: “D’accord, j’attends.” sur le même ton que la petite fille de laquelle venaient les ordres. “La porte est fermée” elle a répété. “Il est allé chercher les clefs.”
Un moment plus tard, “il” a fini par ouvrir. Un homme grand, au langage monosyllabique. Elle devait avoir sept ou huit ans. La peau brune des enfants du désert, les yeux noirs comme l’ébène. Elle me fixait des yeux sans rien dire, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde — que je sois là, ici, devant elle, et qu’elle soit là, devant moi, ouvrant la porte de chez elle, nue comme un vers.
Elle m’a laissé entrer, le père nous a suivi. J’ai fini par trouver le compteur, pris ma photo. La grand-mère était dans la cuisine — en un regard, on pouvait voir qu’elle n’avait pas toute sa tête. La maison était sale, désordonnée, j’avais les chaussures qui collaient au sol et il valait mieux ne pas toucher les murs.
Elle me dit quelque chose, de son joli ton impétueux qui roulait sur sa langue. Je n’ai pas compris et ça m’a presque donné envie de m’en excuser. Le père a traduit: “Non, non, rien. Elle te dit simplement qu’elle a des bonbons.” Je lui ai répondu — à elle — qu’elle avait de la chance.
J’aurais voulu lui poser mille questions. Comme si dans le corps de cette enfant sauvage dormaient toutes les réponses du monde, un savoir millénaire, cette profonde connexion qui, au fond, relie toutes les cultures entre elles.
Si j’avais dit: “Qu’est-ce que le temps?”ou “Pourquoi sommes-nous sur terre?”, elle aurait eu la réponse, j’en étais certaine.
Mais à la place, la porte s’est refermée. Elle a disparu, elle, sa sauvagerie, son petit air étrange et sa furieuse liberté.
J’ai descendu quelques marches pour qu’on ne me voit pas puis j’ai commencer à griffonner toutes mes impressions, les menus détails qui, en quelques secondes, m’avaient frappés.
Je l’ai appelé Nayla. Parce que ça veut dire “celle qui a de grands yeux” en arabe et parce que c’est le nom que j’aurais donné à la reine d’un pays libre du désert si j’avais pu en créer un.
Puis, en sortant de l’immeuble, je me suis retournée, et j’ai levé les yeux vers l’étage où elle vivait. Une sensation étrange m’a envahie. J’ai regardé l’heure, puis la fenêtre à nouveau. Est-ce que les enfants ne devraient pas être à l’école, un mercredi, à onze heures? —
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#9 - La première séance
Mais un lundi plus tard, je me retrouvais là, au milieu de ces sauvages qui me prenaient par les épaules en souriant ou essayait de me faire danser comme un cow-boy. J’ai imité des animaux de la jungle, fait du play-back sur des hymnes catalans et triomphé (…)
Contexte. Mois de mars, un lundi soir. L’église, qui ne ressemble pas à une église mais plutôt à une salle des fêtes clandestine, est vide, hormis un petit groupe de femmes, âgées de quarante à soixante ans. Il y a une lumière allumée près de l’autel et ces personnes, placées en demi-cercle autour du directeur, qui tient une guitare pendue à son cou.
Sachant que je ne parle pas un mot de leur langue¹, je me demande si, après tout, c’était une bonne idée: venir chanter quand on ne connaît personne. Mais c’est trop tard, il m’a vu et me fait signe de les rejoindre. Même s’il me fait grâce de parler espagnol, la plupart de ses mots se perdent dans sa moustache, si bien que je ne sais pas en quoi consiste le premier exercice. Tout le monde parle, et on essaie de me faire parler aussi.
J’ai eu tort, alors. Me faire croire que j’étais prête à revenir à la vie était une erreur. La première. De l’extérieur, j’avais peut-être l’air de fonctionner normalement — marcher, dormir, parler — mais au-dedans, il n’y avait qu’un écran blanc avec écrit “aucun signal” en toutes petites lettres. Même mes lèvres s’étaient habituées à répondre d’elles-mêmes.
Mais il y avait eu un concert dans une église un mois auparavant et de la musique comme je n’en avais jamais entendu. Beaucoup de joie, des contre-temps, des claquements de doigts. Ça donnait envie de se mettre debout sur ses pieds. Pour faire quoi, je n’étais pas encore sûre exactement mais, pendant un moment, ça m’a rappelé qui j’étais. Alors j’ai attrapé une choriste en sortant de l’église et je lui ai demandé comment je pouvais m’inscrire.
“C’est une chorale de musique Gospel. C’est facile: lundi prochain, même endroit. Viens à 20h et tu verras”.
Mais un lundi plus tard, je me retrouvais là, au milieu de ces sauvages qui me prenaient par les épaules en souriant ou essayait de me faire danser comme un cow-boy. J’ai imité des animaux de la jungle, fait du play-back sur des hymnes catalans et triomphé en égyptienne sur une chanson dédiée à Moïse. Oui, c’était ma première séance et j’y ai survécu grâce à la ferme intention de ne jamais revenir. Ce fut ma deuxième erreur.
L’été a passé, avec toute la passion, le drame et l’aventure que cela implique. Il y a eu des voyages, des projets, du progrès et des nuits blanches, heureuses, jusqu’à ce qu’une rupture remette tout en question et me ramène, impitoyablement, à la case départ. En passant, j’ai salué la dépression comme une vieille amie. Bienvenue à la maison, elle a dit. Alors j’ai recommencé à errer dans les rues ; comme je n’avais pas de travail, j’ai pris mon temps. J’ai feuilleté des livres sur des bancs, parlé à des personnes âgées sans petits enfants, j’ai re-visité les marchés aux fleurs et me suis perdue entre des étals de fruits pleins à craquer.
Quelques mois plus tard, en remontant la grande avenue qui mène jusqu’à chez moi, la tête pensante, je regardais les arbres danser. Il y avait beaucoup de vent. Le feu est passé au rouge, j’ai attendu. À ma droite, collée sur un poteau, une feuille de papier. “Vous voulez chanter le Gospel?” ça disait. J’ai ri, en regardant à droite puis à gauche, comme si quelqu’un m’avait fait une blague et était en train d’observer. J’étais certaine de savoir de quelle chorale il s’agissait.
Tirant sur un des petits papiers, j’ai fait demi-tour. Il fallait que je m’assois un moment.
Une décennie entière, alors. Dix ans à lutter contre les rechutes, l’anxiété, la dépression; une thérapie, un déménagement, un changement de carrière, pour me retrouver ici, deux mille kilomètres plus tard, libre, au soleil, sur un banc qui colle en mangeant des fraises.
“Oh, happy day…” ² j’ai commencé à fredonner.
Je crois qu’il m’est arrivé quelque chose de mal dans la vie, j’ai pensé. Mais tout ça, c’est terminé.
C’était si beau que, les larmes aux yeux, j’en aurais presque ri. J’ai composé le numéro. “Lundi, 20h, à l’église de … ” on m’a dit et j’ai souri. Je savais déjà à quoi m’attendre. —
¹ : Le catalan, langue romane parlée notamment en Catalogne, aux Îles Baléares, dans la Communauté valencienne, dans les Pyrénées-Orientales françaises et à Andorre, dont elle est la langue officielle.
² : Oh happy day, The Edward Hawkins singers, 1968.
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J’ai entendu dire
Un poème sur la confrontation avec son abuseur.
J’ai entendu dire qu’il fallait du courage
Pour faire du secret, une route
Et du deuil, un hommage.
J’ai entendu dire
Que j’avais un cœur grand comme le monde,
Que dans mes larmes ne se reflétaient pas la peur
Mais une dignité profonde.
J’ai entendu dire que j’avais eu de la chance, par le passé.
Que de toutes les choses bénies par la Providence,
J’étais sa préférée.
Je poserai ça ici, donc, juste derrière moi:
Est-ce à ça que la chance ressemble pour toi?
C’est la dernière fois que je me retourne.
J’ai entendu dire qu’il fallait bien du courage, donc,
Pour se sortir soi-même d’une prison sans verrou,
Pour cracher une traînée de sang par terre
Et se battre contre le sort
Ou contre soi,
Jusqu’au bout.
Parle, parle mon cœur.
Ne te laisse pas
Mettre à genoux
Par la peur.
Et si tu crois qu’en faisant toutes ces choses que j’ai faites,
Je me suis sentie forte, brave ou prête,
Sache qu’il n’y a jamais eu de bon moment pour détruire un monde.
J’en garde les mains qui tremblent
Mais je suis libre maintenant,
C’est tout ce qui compte. —
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#8 - L’après
Les étoiles naissent de l’effondrement. Il faudra se souvenir de cette phrase. Elle nous servira plus tard. Alors ça arrive. Un jour, comme ça. Soit par choix, soit parce que la vie en a décidé ainsi. Soudain, tout ce qu’on a toujours connu jusque-là disparaît/a disparu, la limite est floue, et (…)
Les étoiles naissent de l’effondrement. Il faudra se souvenir de cette phrase. Elle nous servira plus tard. Alors ça arrive. Un jour, comme ça. Soit par choix, soit parce que la vie en a décidé ainsi. Soudain, tout ce qu’on a toujours connu jusque-là disparaît/a disparu, la limite est floue, et c’est comme regarder la rive s’éloigner depuis l’arrière d’un bateau. On n’a pas encore réalisé ce qui vient de se passer mais quand la terre-mère n’est plus qu’un point à l’horizon, on se rend compte que c’est un billet “aller simple” qu’on a dans les poches et qu’il est trop tard pour se jeter à l’eau.
Les choses ne seront plus jamais les mêmes.
Il faut un an, alors, pour se remettre sur ses jambes après un coup dur. Maman avait raison. Un an à cheminer à travers la vallée obscure. Puis un matin, le soleil se lève. On ferme les yeux, par réflexe et le deuil redevient ce qu’il a toujours été: un compagnon de route non-invité.
Au fond du gouffre, les parois s’ouvrent. De l’autre côté, il y a le bruit des voitures et des enfants qui jouent. Comme tout paraît étrange tout à coup. Est-ce qu’on a le droit de faire ça? De continuer à vivre après qu’un monde s’écroule? On avance, pieds nus, en observant les passants et la vie qui continue... Ils ont l’air de ne pas savoir. Il faudrait le leur dire: j’ai tout perdu.
Mais l’instinct de survie… L’instinct de survie, c’est cette force immuable qui propulse le sang dans les veines et fait battre les cils au réveil et qui suit l’odeur des croissants dans la rue. L’instinct de survie c’est le traître à l’âme en perdition qui ne veut que ça: se perdre. Parce que c’est impossible de lutter contre. La vie ne demande pas de permission pour entrer.
Comme un brin d’herbe qui pousse entre les dalles du trottoir. Ou un sourire qui confond, un rire qui nous échappe. Ça entre, à coups de pied dans la porte, même sans baisser sa garde.
Marcher, alors. Je n’ai fait que ça depuis que je suis arrivée à Barcelone. Marcher pour réfléchir, marcher pour me reconnaître, pour me reconstruire. J’ai semé des choses derrière moi, j’ai laissé de l’eau couler sous les ponts, j’ai écrit des petites phrases sur des morceaux de papier et je les ai abandonnés sur la plage. Sans m’en rendre compte, c’est arrivé. Parce que la vie ne demande pas de permission pour entrer. J’ai repris goût aux belles journées.
En errant ainsi, durant ces longs mois d’hiver et de printemps humide, j’ai appris à suivre ces petites choses qui arrivaient à me voler un sourire de temps en temps. Comme des miettes de pains sur la route. Je les ai ramassées, une à une. Je n’étais pas prête à les vivre, mais je les ai gardées, juste au cas où, pour plus tard.
Et du fond de ma nuit, c’est arrivé. J’ai vu une petite lumière¹ s’allumer. C’était un mardi, du mois de septembre. Il y avait un petit papier collé à un feu rouge. J’ai tiré dessus pour l’emporter et depuis, tout a changé. —
¹ : Little Light, c’est le nom de la chorale de Gospel dans laquelle je chante depuis 2022. Little Light Gospel Choir.
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#7 - Hay que seguir
Quelques fois j’en ai assez de raconter des histoires. De faire des petits dessins délicats et “pleins de sensibilité”. De raconter les choses du point de vue de la résilience. Tu as de la chance. Tu as eu tellement de chance. Si je pouvais, je vomirai cette phrase. Quelques fois, j’ai envie de hurler quand (…)
Quelques fois j’en ai assez de raconter des histoires. De faire des petits dessins délicats et “pleins de sensibilité”. De raconter les choses du point de vue de la résilience. Tu as de la chance. Tu as eu tellement de chance. Je ne le nierai pas, mais si je pouvais, je vomirai cette phrase.
Quelques fois, j’ai envie de hurler quand on me dit que j’ai du courage. Je n’ai pas envie d’avoir du courage. J’aimerais vivre une vie normale.
Passer une nuit sans cauchemar. Faire les courses sans souffrir une attaque d’anxiété. Avoir vingt-neuf ans et ne pas toujours dépendre de mes parents pour manger.
Quelques fois, j’aimerais arrêter de rire. Revenir à ce moment où j’étais aveugle et me secouer, me gifler. “Bon Dieu, arrête de sourire”. Car les rires faisaient tout. Ils cachaient tout. Justifiaient tout. Tu avais les mains sur moi et je riais.
Et la nuit, quand je ferme les yeux, il n’y a que ça. Toi et moi sur la rambarde. Toi et moi dans un parc. Toi et moi en secret. En secret innocent. J’aimerais tout vomir de toi et moi et de tous ces gens qui n’ont cessé de me répéter à quel point j’ai eu de la chance dans la vie.
“Est-ce que c’est à ça que la chance ressemble pour toi?
C’est la dernière fois que je me retourne.” ¹
Quelques fois, je voudrais juste que les objets redeviennent des objets, et non plus des symboles. Qu’une ville redevienne un point sur une carte et non plus la source de tous mes malheurs.
Mais j’ai eu du courage. Et j’ai osé parler. Alors il n’y a pas de retour en arrière. Plus de matins anodins, ni de rires sans douleur. Il faut ré-apprendre à voyager en bus toute seule, et ne plus sursauter quand un inconnu nous parle. Il faut se rappeler comment on calme un enfant paniqué, et faire ça pour soi-même. Il faut être en colère pour une fois et ne plus tout pardonner pour le bien… de qui, déjà? Accepter que ceux qui sont partis ont fait un vrai choix.
Alors on peut pleurer sur le chemin, être terrifié, brisé ou exténué, même faire semblant pour un temps. Mais quoi qu’il arrive, hay que seguir. Trouver la force, et aller de l’avant. —
¹ : Poème J’ai entendu dire.
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Il me reste tant à pleurer
(Texte original: Anglais — traduction à la fin ↓↓↓)
I have so much left to cry
I have so much left to cry.
Did it occur to you?
That perhaps behind those many smiles
Lies a silence
That won’t die.
I have so much left behind.
All of those days
Of joyful trust
And of those dreams
Barely untouched…
I never came to realise
That I had so much left to cry
Before I’m ready
To hold one’s gaze,
Before the sun
Can rise again.
I have so much left to fear,
And question,
And pray for.
So much to be seen
And cared
And fought for.
And as I know,
This day will come:
Inevitable rise,
From the depths
Of a black-ink storm,
I shall soon get up
And fill the sky
With bursts of laughter
And merry light
But I have so much left to learn
That I don’t know
Which one will first
From my mistakes
Or deepest hurts
Teach me the greatest way
To grow.
I feel it roll and roll
Like long time dreams
Buried in snow
Down by my cheeks
Gently, they roll.
So I stop by the window
And sit.
The winter cold
Blushing my cheeks
Gives me a little time.
To rest
And think.
I can see clearly now
From a bird’s eye view...
All the days I have denied
Fighting with fierce for what was mine
I never seemed to understand
That overwhelmed and somewhat tried
I still had so much left to cry. —
Il me reste tant à pleurer
Il me reste tant à pleurer.
Y as-tu pensé ?
Que peut-être derrière ces nombreux sourires
Se cache un silence
Qui ne veut pas mourir.
J’ai tant laissé derrière moi.
Tous ces jours
De confiance joyeuse,
Et ces rêves
À peine effleurés…
Je n'ai jamais réalisé
Qu'il me reste tant à pleurer
Avant d'être prête
À soutenir le regard de quelqu'un,
Avant que le soleil
Ne se lève, au loin.
Il me reste tant à craindre,
À questionner,
Et pour lequel prier.
Tant de choses à voir
À combattre,
À soigner.
Et comme je le sais,
Ce jour viendra:
Inévitablement, il se lèvera,
Des profondeurs
D'une tempête plus noire que l’encre ;
Oui, je sais que je me relèverai, battante,
Et que bientôt j'emplirai le ciel
D'éclats de rire
Et de lumière joyeuse
Mais il me reste tant à apprendre
Avant de pouvoir être heureuse.
Je ne sais pas,
De mes erreurs
Ou de mes blessures les plus profondes,
Laquelle sera, pour m’enseigner à vivre,
La plus féconde.
Je les sens
Glisser et glisser
Le long de mes joues,
Comme des rêves
Enfouis dans la neige
Gentiment, elles roulent.
Alors je m'arrête à la fenêtre
Et je m'assois
Dans le froid de l'hiver.
La brise, la distance, le vent,
Me donnent un peu de temps
Pour me reposer
Et réfléchir.
Je peux tout voir clairement
À vol d'oiseau.
Tous les jours que j'ai reniés
Me battant rageusement pour oublier
Je n'ai jamais voulu comprendre
Qu'avant de pouvoir nous retrouver,
Il me restait encore tant à pleurer. —
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#2 - L’errance des grands jours
C’est ma faute. J’avais établi, il y a longtemps, que quand les choses tourneraient mal, je me couperai simplement du reste du monde. Petite, tu te rappelles? J’appelais ça l’extinction. (…) Mais j’ai peur. Je crois que je suis restée bloquée, Lidy. Je n’arrive plus à en sortir. (…)
Octobre 2018 — À l’église.
Chère Lidy,
On cherche des endroits semblables à celui quand on souffre. Des endroits qui nous feraient sentir qu’on appartient encore à quelque chose… N’importe quoi.
Il n’y a personne alentour. J’ai la vague impression d'avoir déjà entendu ces murmures, vu ces vitraux — en rêve ou dans mes souvenirs, je suis déjà entrée par cette porte, j’en ai caressé le bois, j’en suis sûre. Je ne saurais dire si Dieu y était la dernière fois que j’ai foulé ce sol, mais je sais qu’une partie moi est morte entre ces murs.
J’ai passé la semaine à errer dans la ville. Je n’ai pas pu aller au cours de théâtre, je suis aphone et je ne peux pas être là, sur scène, devant les autres. Je n’en ai pas la force. (Je t’en supplie, ne dis rien, d’accord?)
C’est ma faute. J’avais établi il y a longtemps, que quand les choses tourneraient mal, je me couperai simplement du reste du monde. Petite, tu te rappelles? J’appelais ça l’extinction. Il suffit de fermer ses sens. On est comme une poupée de chiffon, on laisse le corps prendre les commandes. Les humiliations, les gestes à repousser, les choses à affronter, tout ça devient si lointain que plus rien ne peut nous toucher.
Mais j’ai peur. Je crois que je suis restée bloquée, Lidy. Je n’arrive plus à en sortir. Il a voulu que je m’agenouille l’autre jour et depuis, je ne suis pas revenue. Ce corps, je ne l’habite plus. J’ai pris un sac à dos, des affaires dedans, je n’ai même pas regardé… j’ai mis mes choses préférées, au hasard. J’ai tout fourré et depuis, j’ai passé mes après-midi à errer. De temps en temps, j’écris. Je bouge les doigts pour savoir si c’est fini. Et je pense à cette phrase du Petit Prince qui m’étouffe chaque fois que je la lis:
“Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai. (…) Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd.”
Sans trop savoir comment, je me suis retrouvée devant le théâtre. J’ai frappé à la porte. J’avais à la fois la nausée et l’espoir. On est mardi. Ça fait quatre. Quatre jours sans manger. Il a ouvert, s’est étonné. La classe ne commence qu’à six heures. Je l’ai poussé. Je lui ai dit que je ne serai pas là à six heures. J’ai grimpé les marches, je me suis tournée et face à la lumière, j’ai ré-essayé: Je suis là. J’ai dû le dire mille fois. Puis je me suis mise à pleurer. Il m’a pris dans ses bras. Je l’ai embrassé. Il n’a pas bronché. Comme si on savait depuis le début que ça finirait comme ça. Il m’a fait m’asseoir, pour respirer, m’a demandé ce qu’il se passait mais je ne sais pas faire ça: parler. Si j’avais su par où commencer, j’aurais hurlé. À la place, je l’ai embrassé à nouveau. On s’est emballé, il a pris ma main, l’a fait glisser. Il était dur, j’ai voulu reculer. Les hommes adorent ça, te faire sentir. Comme si c’était le plus grand des compliments, sans rire.
Je ne sais comment, j’ai fini par partir. Le soleil brûlait toute la ville. J’ai continué ma route en titubant mais je n’avais nulle part où aller. J’avais épuisé tous les sens du mot maison — la plume, le papier, la scène, les bras d’un être aimé. Ça ne voulait plus rien dire. Tout s’est éteint. Et tant qu’il existe, Lidy, je ne saurai revenir. —
À emporter :
Passeport
Chapelet
T-shirt Souris pour dormir
2 pantalons
6 culottes
6 paires de chaussettes
Veste bleue
Brosse à dents
Cercles, Yannick Haenel
NB : Cet épisode, c’était la veille du départ. Le lendemain, je partais pour Londres, où j’ai vécu trois ans.
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