Violence matinale

Je suis trop lâche. T’es rien qu’une lâche, j’entends dire dans ma tête. Une petite chose mort-née, cachée, toute petite, recroquevillée à l’intérieur. Je ris en parlant de choses qui ne m’intéressent pas (…)

 

La plupart du temps, ce ne sont que des pensées futiles. La couleur des draps idéale pour illuminer la pièce, le foulard de soie, la veste en jean. J’attends mon salaire pour pouvoir commander en ligne. Tout ça en écoutant de la musique, unique échappatoire, et je plane au dessus de la foule qui pousse, qui pousse pour entrer dans le métro. Les gens soupirent pour cacher leurs cris.

Je ne me reconnais plus. Ni la petite rêveuse qui levait le nez en regardant les montgolfières, ni la gamine ambitieuse qui savait tout, du début à la fin — le commencement des choses, la direction, le sens — ni l’adolescente qui voulait la mer… J’ai tout perdu. L’appartement est sale est j’ai trop bu hier soir. Les seuls amis que j’ai? J’en ai peur parce qu’ils pourraient voir que la fille cool que je suis devenue a un poignard plongé dans le cœur. La façade ne tient plus.

En sortant du métro, ils font la queue pour monter sur l’escalator. Je ne comprends pas. On dirait du bétail de loin, mais un bétail pressé, un bétail ambitieux. Dans la rue, l’aube peint les bâtiments, tout est rose. C’est le printemps. Et un type jette des coups de pieds dans des cartons en sortant la poubelle. Il n’est sept heures du matin. Comment on en arrive à tirer des coups de pieds dans la rue, alors que la journée n’a même pas encore commencé?

Ça me fait toujours mal. Je dis aux gens que j’ai trouvé du travail et tout le monde me félicite: “C’est fantastique !” Je fais partie du système. Je peux aller au bar, payer ma propre bière. Je parle de coaching, de business, de fringues, de fitness. Mais une fois à la maison, vrai, j’en pleurerais parfois. Chaque fois, je me demande pourquoi je n’ai pas parlé des choses qui m’intéressent vraiment. Pourquoi je n’ai pas parlé de peinture? De ce monde que j’ai qui grouille à l’intérieur? D’arbres qui parlent, de musique et de mer. De petits personnages qui me suivent et me font toujours rire. Pourquoi je n’ai jamais osé expliquer pourquoi je lève toujours le nez quand le vent souffle? Pourquoi je n’ai pas montré les photos secrètes que je prends dans la rue et qui m’émeuvent tant? Pourquoi je n’ai jamais osé avouer à personne que ça me tue qu’on me félicite d’avoir trouvé du travail. J’avais un travail… C’était vivre. C’était de faire de chaque minute qu’on m’a offert une ode à la beauté d’ici. J’avais un travail. Celui de transmettre ça. De toucher les âmes, de les faire tressaillir de l’intérieur. De les réveiller à la vie. Ça ne paie pas? J’entends dire. Qui a dit que c’était impossible? “Qu’est-ce que tu fais dans la vie?” Je réveille les âmes.

Est-ce qu’elles sont vraiment mes amies si je n’ai encore jamais osé leur dire tout ça?

T’es rien qu’une lâche, j’entends dire dans ma tête. Une petite chose mort-née, cachée, toute seule, recroquevillée à l’intérieur. Je ris en parlant de choses qui ne m’intéressent pas, j’apprends à utiliser ce qui marche, je l’applique. Et le pire, c’est que ça fonctionne. J’ai le teint frais, on me complimente. Tu as perdu du poids, génial! Tu as l’air en forme. À l’intérieur je me meurs et je ne l’ai dis à personne.

J’aurais pu éviter tout ça. Il aurait suffit d’une réponse honnête, d’une seule pour que le fait d’avoir trouvé du travail me rende fière. Il aurait suffit que je dise: je me cherche, le jour où on m’a demandé ce que je faisais dans la vie.

Cette enfant qui rêvait tout, dis-moi? C’est elle qui veut écrire ce soir. Qu’a-t-elle fait pour que tu lui répètes à l’oreille: Tu ne peux pas. Incapable. Le temps passe, il est déjà trop tard. Il n’y a plus rien à vivre. Là… Allume la télé, endors-toi. Te montrer comme tu es? Mais regarde. Même toi tu ne lèves pas le regard, qu’y a donc t-il à voir? Rien. Et c’est ce que tu vaux alors ne te fais pas de mal. Reprends une clope, relax. Personne ne t’attend ce soir.

Ce n’est pas dans la rue, à sept heures du matin qu’on la trouve. La violence, elle est en moi. — 


Lire aussi : Tu sais bien que ce sera moi, Journal (Tome IV), Julien Green.


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Morning violence

You're nothing but a coward’, I hear myself saying. A stillborn thing, hidden, all alone, curled up inside. I laugh when I talk about things that don't interest me (…)

 

Most of the time, they are just frivolous thoughts. The perfect sheet color to brighten the room, the silk scarf, the denim jacket. I'm waiting for my paycheck to place an order online. All this while listening to music, my only escape, and I float above the crowd pushing and shoving to get on the Tube. People sigh to stifle their cries.

I don't recognise myself anymore. I am nor the dreamy little girl who used to gaze up to chase the hot air balloons, nor the ambitious kid who knew everything, from beginning to end — the start of things, the direction, the meaning — nor the teenager who longed for the sea… I've lost everything. The apartment is filthy, and I drank too much last night. The only friends I have? I'm afraid of them because they might see that the cool girl I've become has a dagger plunged in her heart. The facade is no longer holding up.

Sketch existential pain

As they come out the train, they queue up to get on the escalator. I don't understand. From a distance, they look like livestock, but an ambitious livestock, in a hurry. In the street, dawn paints the buildings pink; everything is pretty. It's spring. And a guy is kicking cardboard boxes while taking out the trash. It's not even seven in the morning. How do you get to the point of kicking things in the street when the day hasn't even started yet?

It always hurts. I tell people I found a job and everyone congratulates me: “That’s fantastic!” Yay, I’m part of the system. I can go to the bar and pay for my own beer. I talk about coaching, business, clothes, fitness. But once I’m home, sometimes, I swear I could cry. Every time, I wonder why I didn’t talk about the things that really interest me. Why didn’t I talk about painting? About this world I have teeming inside? About talking trees, music, and the sea. About the little characters that follow me everywhere in my imagination and always make me laugh. Why have I never dared to explain why I always lift up my nose when the wind blows? Why haven’t I shown the secret photos I take in the street that move me so deeply? Why have I never dared to admit to anyone that it kills me when people congratulate me on finding a job? I had a job… It was living. It was about making every minute I had been given an ode to the beauty of this world. I had a job: to convey that. To touch souls, to stir them from within. To awaken them to life. ‘It doesn't pay?’ I hear people say. Who said it was impossible? ‘What do you do for a living?’ I awaken souls.

Are they really my friends if I've never dared to tell them all this?

You're nothing but a coward’, I hear myself saying. A stillborn thing, hidden, all alone, curled up inside. I laugh when I talk about things that don't interest me, I learn to use what works, I apply it. And the worst part of it, is that it works. My complexion is fresh, I get compliments. ‘You've lost weight, that’s great! You look awesome.’ Inside, I'm dying, and I haven't told anyone.

I could have avoided all of this. All it would have taken was one honest answer, just one, for me to be proud of having found a job. All I would’ve had to say was ‘I'm figuring things out’ the day someone asked me what I did in life.

This child who dreamed of everything, tell me? She's the one who wants to write tonight. What did she do to make you whisper in her ear: You can't. Incapable. Time passes, it's already too late. There's nothing left to live for. There… Turn on the TV, go to sleep. Show yourself as you are? But look. Even you don't look at people in the eyes, so what is there to see? Nothing. And that's what you're worth, so don't hurt yourself. Have another cigarette, relax. Nobody's waiting for you tonight.

You don't find it in the street at seven in the morning. The violence is inside me. —


Read as well You know well it will be me, Journal (Vol. IV), Julien Green.


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Violence matinale

Je suis trop lâche. T’es rien qu’une lâche, j’entends dire dans ma tête. Une petite chose mort-née, cachée, toute petite, recroquevillée à l’intérieur. Je ris en parlant de choses qui ne m’intéressent pas (…)

 

La plupart du temps, ce ne sont que des pensées futiles. La couleur des draps idéale pour illuminer la pièce, le foulard de soie, la veste en jean. J’attends mon salaire pour pouvoir commander en ligne. Tout ça en écoutant de la musique, unique échappatoire, et je plane au dessus de la foule qui pousse, qui pousse pour entrer dans le métro. Les gens soupirent pour cacher leurs cris.

Je ne me reconnais plus. Ni la petite rêveuse qui levait le nez en regardant les montgolfières, ni la gamine ambitieuse qui savait tout, du début à la fin — le commencement des choses, la direction, le sens — ni l’adolescente qui voulait la mer… J’ai tout perdu. L’appartement est sale est j’ai trop bu hier soir. Les seuls amis que j’ai? J’en ai peur parce qu’ils pourraient voir que la fille cool que je suis devenue a un poignard plongé dans le cœur. La façade ne tient plus.

En sortant du métro, ils font la queue pour monter sur l’escalator. Je ne comprends pas. On dirait du bétail de loin, mais un bétail pressé, un bétail ambitieux. Dans la rue, l’aube peint les bâtiments, tout est rose. C’est le printemps. Et un type jette des coups de pieds dans des cartons en sortant la poubelle. Il n’est sept heures du matin. Comment on en arrive à tirer des coups de pieds dans la rue, alors que la journée n’a même pas encore commencé?

Ça me fait toujours mal. Je dis aux gens que j’ai trouvé du travail et tout le monde me félicite: “C’est fantastique !” Je fais partie du système. Je peux aller au bar, payer ma propre bière. Je parle de coaching, de business, de fringues, de fitness. Mais une fois à la maison, vrai, j’en pleurerais parfois. Chaque fois, je me demande pourquoi je n’ai pas parlé des choses qui m’intéressent vraiment. Pourquoi je n’ai pas parlé de peinture? De ce monde que j’ai qui grouille à l’intérieur? D’arbres qui parlent, de musique et de mer. De petits personnages qui me suivent et me font toujours rire. Pourquoi je n’ai jamais osé expliquer pourquoi je lève toujours le nez quand le vent souffle? Pourquoi je n’ai pas montré les photos secrètes que je prends dans la rue et qui m’émeuvent tant? Pourquoi je n’ai jamais osé avouer à personne que ça me tue qu’on me félicite d’avoir trouvé du travail. J’avais un travail… C’était vivre. C’était de faire de chaque minute qu’on m’a offert une ode à la beauté d’ici. J’avais un travail. Celui de transmettre ça. De toucher les âmes, de les faire tressaillir de l’intérieur. De les réveiller à la vie. Ça ne paie pas? J’entends dire. Qui a dit que c’était impossible? “Qu’est-ce que tu fais dans la vie?” Je réveille les âmes.

Est-ce qu’elles sont vraiment mes amies si je n’ai encore jamais osé leur dire tout ça?

T’es rien qu’une lâche, j’entends dire dans ma tête. Une petite chose mort-née, cachée, toute seule, recroquevillée à l’intérieur. Je ris en parlant de choses qui ne m’intéressent pas, j’apprends à utiliser ce qui marche, je l’applique. Et le pire, c’est que ça fonctionne. J’ai le teint frais, on me complimente. Tu as perdu du poids, génial! Tu as l’air en forme. À l’intérieur je me meurs et je ne l’ai dis à personne.

J’aurais pu éviter tout ça. Il aurait suffit d’une réponse honnête, d’une seule pour que le fait d’avoir trouvé du travail me rende fière. Il aurait suffit que je dise: je me cherche, le jour où on m’a demandé ce que je faisais dans la vie.

Cette enfant qui rêvait tout, dis-moi? C’est elle qui veut écrire ce soir. Qu’a-t-elle fait pour que tu lui répètes à l’oreille: Tu ne peux pas. Incapable. Le temps passe, il est déjà trop tard. Il n’y a plus rien à vivre. Là… Allume la télé, endors-toi. Te montrer comme tu es? Mais regarde. Même toi tu ne lèves pas le regard, qu’y a donc t-il à voir? Rien. Et c’est ce que tu vaux alors ne te fais pas de mal. Reprends une clope, relax. Personne ne t’attend ce soir.

Ce n’est pas dans la rue, à sept heures du matin qu’on la trouve. La violence, elle est en moi. — 


Lire aussi : Tu sais bien que ce sera moi, Journal (Tome IV), Julien Green.


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#15 - The resignation

Three months passed, and I didn't write a single line (not one worth publishing, at least). I came home empty-handed, but it takes more than that to put me down. So I kept trying (…)

or ‘False start’

 

For a moment, I really thought it was relier I was feeling. No more gas meters, no more jerks, no more days alone, desperately alone, fighting against everything: people, fate, weather. ‘I quit!’ Finally, I could say it out loud! And oh, what joy…

But now… What?

The first week, of course, it was all about going out to the beach or for coffees, accompanied by Nietzsche, Marcus Aurelius, or Hannah Arendt. And a different neighbourhood every day, why not? I could do it now: I wasn't afraid anymore. I knew Barcelona like the back of my hand.

But now… What?

I had enough savings not to have to work again until the end of the year. I could fulfill my dream: go to France, where I would spend three months at my parents' country house. Nature, silence, solitude. The perfect writer's retreat.

But now… What?

There were the cows, indeed. And the silence. So much silence, in fact, I couldn't focus very well. And then there was my idea for the novel, which had been sleeping within me for the past three years. But employed or not, I was facing a blank page, and the vertigo made me reel for quite a while. What more could I possibly say here, in France, or in Switzerland, or anywhere else for that matter, than I had at home?

Yet, all success stories began like this… “I gave up everything,” “I was unemployed,” “I suffered failure after failure, until…” Jack London, or J.K. Rowling, started like this…

But now… What?

I started to get really scared. Maybe there was nothing in me? I wanted to make the trees, and the music speak, and give a voice to everything we don't usually hear, but I realised, up there, at the foot of the mountains, that I didn't even know the sound of my own voice.

Three months passed, and I didn't write a single line (not one worth publishing, at least). I came home empty-handed, but it takes more than that to put me down. So I kept trying, I persisted, fought against the blank page and all the demons that awaken when you finally confront yourself with your own fears, but it was all in vain. Three months later, again, I was back to square one: no manuscript, no job, and I'd spent all my savings.

I guess the wise have known this for a long time: there is a time for everything, and everything comes in its own time. ¹ —



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#10 - La chica del gas

Barcelone n’est pas comme je l’avais imaginée. Bondée, bruyante et sans trêve. Quoi qu’il arrive, jamais une trêve. En sortant le matin à l’heure de pointe, on a l’impression d’avoir été englouti par la bête. (…)

 

Récentes révélations

  • Le divin n’agit jamais seul. 

  • L’entropie de l’univers ne peut qu’augmenter — Principe fondamental de thermodynamique. Appliqué ? Après une journée entière à faire le ménage, il suffit d’un crayon posé sur une table pour que tout soit à refaire. Autrement dit: le désordre appelle le désordre (il en va de même pour le mal). 

  • Trouve un travail qui ne te coûte pas. 

  • Répare les choses au moment où elle se casse. 

  • Fais de ton intérieur un endroit où tu as plaisir à vivre. 

  • Achète une plante. 

  • Choisis un livre. 

El gas… ! Lectura del gas!”

Je commence toujours ma journée sur les toits. Ça m’aide à rester loin du sol et comme j’ai toujours du mal à démarrer — pour être honnête, je devrais dire: comme j’ai toujours du mal à croire que c’est ça que je fais maintenant, la lecture du gaz — je prends mon temps pour regarder la vue avant de plonger dans la cohue.

Barcelone n’est pas comme je l’avais imaginée. Bondée, bruyante et sans trêve. Quoi qu’il arrive, jamais une trêve. En sortant le matin à l’heure de pointe, on a l’impression d’avoir été englouti par la bête.

Jonas au cœur de la tempête.

J’avais cru pouvoir trouver ici ce que je n’ai pas eu le courage de chercher en moi-même. Autrement dit, je suis tombée de haut quand, arrivée en Terre Promise, j’ai compris qu’être moi ne serait pas suffisant pour qu’on me donne des papiers, un travail et un numéro de sécurité sociale.

Mais… Je suis une bonne personne!” je me voyais encore balbutier devant le commissariat de police. Sans aucun doute… Prends un numéro.

Après un an au chômage, j’avais déjà de la chance de pouvoir revêtir un uniforme et crier “El gas!” ¹ toute la sainte journée.

Autant dire qu’on voit de tout, tous les jours. De toutes les classes sociales à tous les genres de réactions possibles. Une fois le bouton de la sonnette enclenché, ce qui se passe suit un ordre dichotomique:

Il y a ceux qui ouvrent immédiatement, et me laissent prendre la photo de leur compteur dans la cuisine. Puis “au revoir et bonne journée” et ils referment la porte. Très rare. Je sais les apprécier. 

Il y a ceux qui ouvrent, de même immédiatement, mais seulement pour dire NON. “Vous ne passerez pas”. (Pensez à la voix rauque du mage dans Le Seigneur des Anneaux). Francs et droit-au-but. Je les apprécie tout autant. 

Ensuite, il y a ceux dont j’entends les pas derrière la porte. Ils se rapprochent, observent par le judas, puis font le mort, en retenant leur souffle jusqu’à qu’ils me voient faire demi-tour et m’en aller. 

Enfin, il y a ceux qui ouvrent seulement pour laisser libre cours à leur frustration d’être nés dans un monde aussi ingrat et dépourvu de sens. Sur ceux-là, j’écris simplement une petite note, en bas de l’écran, pour le collègue qui devra revenir dans deux mois: No picar. Ne pas frapper à la porte. 

Après deux semaines, j’ai pensé tout jeter par la fenêtre.

Pourtant, tout a changé après la rencontre.

9 heures du matin. Avenue G., loin dans un quartier que je ne connais pas. Il fait gris et j’ai froid. Je n’ai pas réussi à me réveiller alors je cours et j’entame la liste du jour sans même avoir eu le temps de boire mon premier café. L’immeuble est flambant neuf et c’est mauvais signe — en général, personne ne laisse entrer. Mais elle est la première à répondre et me laisse passer sans argument. Le compteur est sur le balcon. Je la suis. Elle est âgée et souffre en marchant. En passant dans le couloir: un portrait sur le mur, magnifique. Une jeune femme au fusain qui me regarde, tranquille. Sûre d’elle, elle sourit. Auramar ², je murmure. En bas à droite, c’est écrit.

Je prends la photo de mon compteur, et la remercie. En relevant les yeux, je comprends: c’est elle. Quarante ans plus tard mais le regard ne trompe pas. “C’est vous… La femme, sur le mur, n’est-ce pas?” Elle hoche la tête. En repassant dans le couloir, on l’observe toutes les deux, un peu rêveuses. “C’est un auto-portrait” finit-elle par avouer. J’en reste bouche bée. “C’est vous qui l’avez fait?” Ainsi, en me racontant son histoire, nous nous sommes un peu égarées. J’ai oublié, pour un moment, mes compteurs, et elle a oublié de prendre ses médicaments. 

Parce que je lui ai dit que j’aimais dessiner aussi, “mais écrire, surtout… oui. Écrire…” elle a bien voulu me montrer d’autres dessins. Puis des textes. Et des poèmes. La table en était pleine. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui parlait aussi bien de la mer, et de la solitude.

Le café refroidi, nous avons dû nous dire au revoir. “Il y a du travail qui m’attend”, dis-je, inspirée et je ne parlais pas vraiment de la lecture du gaz. Elle a saisit l’allusion et sur le pas de la porte, m’a conseillé de me mettre au travail, sans plus attendre. J’ai acquiescé, en la remerciant. Poco a poco. Petit à petit, j’ai dit. 

Elle m’a attrapé le bras. Poco a poco, non. Trabajo duro. Comme un prophète, elle m’a prévenue: ce sera un chemin difficile. Très peu de gens y arrivent parce que très peu de gens savent ce que c’est de faire de vrais sacrifices. 

Puis nous nous sommes dit au revoir en nous serrant dans les bras, comme de vieilles amies. Les larmes aux yeux, elle a dit: “La plupart du temps, on rencontre des gens… Mais aujourd’hui, j’ai rencontré une personne. Une belle personne”. 

 

Après ça, chaque fois que je me suis demandée ce que je faisais dans cette ville apparemment hostile, à traîner mes guêtres dans les rues et subir ce traitement, je me suis raccrochée à ses paroles. “Je fais de mon mieux”, je répétais dans ma tête. Puis j’ai compris qu’il était temps que je me rende utile, alors j’ai commencé à prendre des notes. Quand le petit monsieur du huitième, à quatre-vingt ans s’est mis à pleurer dans mes bras parce que j’ai dit “Hmm ça sent bon ici” au-dessus de la casserole, et qu’il a dit “C’était son plat préféré”. Ou quand j’ai complimenté les peintures du petit jeune qui vivait sous les toits à Sants et j’ai dit en passant: “Allez, il faut pas abandonner, c’est beau ce que tu peins”. Il était tout ému et m’a offert des madeleines en partant. Tous les jours, en rentrant, j’écrivais ces anecdotes, que j’ai baptisé “Las historias del gas”. Juste pour moi, décorée avec ce que je récoltais dans la rue. Je me sentais un peu Amélie Poulain parfois.

Alors c’est vrai, pour le moment tout semble avoir disparu. Mes rêves d’enfants, mes ambitions d’étudiantes, mes désirs de gloire et de renommée. Inutile beauté... Mais ce jour-là, le jour de la rencontre, quelque chose m’a traversé. Tout semble être parti en fumée, je pensais… Mais ne pleure pas, regarde, dit la petite voix, à l’intérieur. Sous mes pieds, une pousse verte jaillit d’entre les cendres. Tu es exactement là où tu dois être pour le moment. Aie confiance. Les étoiles naissent de l’effondrement. ³ —


¹ : La lecture du gaz, c’est toute une technique. On nous paye pour parcourir la ville à pied et faire du porte à porte, pour relever les compteurs de gaz. Quatre cents portes par jour, six heures de marche. Mais comme tout le monde est suspicieux, (les voleurs sont réputés à Barcelone), personne ne veut ouvrir. Alors on sonne à toutes les portes du pallier et on crie: “El gas! Lectura del gas!”. Ça augmente nos chances (on est payés au compteur).

² : Pssst… Auramar, cette femme que j’ai rencontré, est vraiment écrivain. Elle a publié un livre, illustré avec ses propres dessins. Un bel hommage au chemin parcouru sur cette terre. — Disponible ici (seulement en espagnol). 

³ : Voir Article #8, L’après


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#10 - La chica del gas

Barcelona isn't what I imagined. Crowded, noisy, and relentless. No matter what, it never takes a break. Going out in the morning during rush hour feels like being swallowed by the beast. (…)

 

Recent revelations:

  • The divine never acts alone.

  • The entropy of the universe can only increase — second law of thermodynamics. (What is entropy? A measure of disorder.) Applied? After a whole day spent cleaning, all it takes is a pencil on a table for everything to be done again. In other words: disorder attracts disorder (the same applies to evil).

  • Find a job that doesn’t cost you too much.

  • Repair things as soon as they break.

  • Make your home a place where you enjoy living.

  • Buy a plant.

  • Choose a book.

El gas… ! Lectura del gas!”

I always start my day on the rooftops. It helps me stay away from the ground, and since I always have trouble getting started — to be honest, I should say: as I still struggle to believe that this is what I do now, reading gas meters — I take my time to enjoy the view before diving into the hustle and bustle.

Barcelona isn't what I imagined. Crowded, noisy, and relentless. No matter what, it never takes a break. Going out in the morning during rush hour feels like being swallowed by the beast.

Jonas in the heart of the storm.

I thought I would find here what I didn't have the courage to look for within myself. In other words, I was devastated when, upon arriving in the Promised Land, I realised that being myself wouldn’t be enough to get me papers, a job and an insurance number.

“But… I’m a good person!” I can still see myself stammering in front of the police station. Without a doubt. Take a number.

After a year of unemployment, I was already lucky to be able to put on a uniform and shout “El gas!” ¹ all day long.

Suffice to say that we see of E-VE-RY-THING, every day. From all social classes to all kinds of possible reactions. Once the doorbell button is pressed, what happens follows a dichotomous order:

Dichotomy gas meter reading

So there are those who open the door immediately and let me take a photo of their meter in the kitchen. Then they say, ‘Goodbye and have a nice day,’ and close the door. Those are very rare. I know how to appreciate them.

There are those who open immediately, but only to say NO. ‘You shall not pass.’ (Think of the hoarse voice of the wizard in The Lord of the Rings). Frank and to the point. I appreciate them just as much.

Then there are those whose footsteps I hear behind the door. They come closer, look through the peephole, then play dead, holding their breath until they see me turn around and leave.

Finally, there are those who open up only to give free rein to their frustration at being born into such an ungrateful and meaningless world. For those, I simply write a little note at the bottom of the screen for the colleague who will be coming back in two months: No picar. Do not knock on the door.

After two weeks, I must confess I contemplated the possibility of throwing everything out the window.

However, everything changed after the encounter.

9 o'clock in the morning. G. avenue, far away in a neighbourhood I don't know very well. It's grey and I'm cold. I couldn't wake up, so I have to run and start the day's list without even having time to drink my first coffee. The building is brand new, which is a bad sign — usually, no one lets you in. But she's the first to answer and she seems nice. The meter is on the balcony. I follow her. She's elderly and has trouble walking. As we pass through the hallway, I notice a magnificent portrait on the wall. A young woman in charcoal looks at me calmly. She's confident and smiling. Auramar², I whisper. It's written in the bottom right corner.

I take a picture of my meter and thank her. Looking up, I realise: it's her. Forty years later, but the look in her eyes is unmistakable. ‘It's you... The woman on the wall, isn't it?’ She nods. Walking back down the corridor, we both stare at it, somewhat dreamily. ‘It's a self-portrait,’ she finally admits. I'm speechless. ‘Did you do it?’ So, as she told me her story, we got a little sidetracked. I forgot about my meters for a moment, and she forgot to take her medication.

Because I told her that I also liked drawing, ‘but writing, above all... yes. Writing...’ she kindly showed me more drawings. Then texts. And poems. The table was covered with them. I had never met anyone who spoke so beautifully about the sea and solitude.

The coffee had cooled, and we had to say goodbye. ‘I have work to do,’ I said, inspired, and I wasn't really talking about reading the gas meter. She got the hint and, at the door, advised me to get to work without further delay. I nodded and thanked her. Poco a poco, I said. Little by little.

She grabbed my arm. Poco a poco, no. Trabajo duro. Like a prophet, she warned me: it will be a difficult path. Very few people succeed because very few people know what it means to make real sacrifices.

Then we said goodbye with a hug, like old friends. With tears in her eyes, she said, ‘Most of the time, we meet people... But today, I met a person. A beautiful person.’

After that, whenever I wondered what I was doing in this seemingly hostile city, wandering the streets and enduring this treatment, I clung to her words. ‘I'm doing my best,’ I kept repeating in my head. Then I realised it was time to make myself useful, so I started taking notes. When the old man on the eighth floor, started crying in my arms because I said, ‘Hmm, it smells good in here’ over the saucepan, and he said, ‘It was her favourite dish.’ Or when I complimented the paintings of the young man who lived under the eaves in Sants and said ‘Come on, you can’t give up now, your paintings are beautiful.’ He was so moved he gave me homemade cake, to help me finish the day. Every day, when I got home, I wrote down these anecdotes, which I unoriginally called ‘Las historias del gas’ (gas meter stories). Just for me, decorated with what I was collecting in the street. I felt a bit like Amélie Poulain sometimes.

So it's true, for now everything seems to have disappeared. My childhood dreams, my young adult ambitions, my desires for glory and fame. Useless burden of beauty... But on that day, the day we met, something came over me. Everything seems to have gone up in smoke, I thought... But don't cry, look, said the little voice inside me. Beneath my feet, a green shoot sprouted from the ashes. You are exactly where you need to be right now. Have faith. Stars are born from their own collapse. ³ —


¹: Reading gas meters is quite a skill. We get paid to walk around the city and go door to door reading gas meters. Four hundred doors a day, six hours of walking. But since everyone is suspicious (thieves are notorious in Barcelona), no one wants to open the door. So we ring all the doorbells of the floor at once and shout: ‘El gas! Lectura del gas!’ That increases our chances (we get paid by the meter).

²: Pssst... Auramar, the woman I met, is a real writer. She has published a book, illustrated with her own drawings. A beautiful tribute to her journey on this earth. — Available here (in Spanish only).

³: See Article #8, The Aftermath.


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J’ai entendu dire

Un poème sur la confrontation avec son abuseur.

 

J’ai entendu dire qu’il fallait du courage

Pour faire du secret, une route

Et du deuil, un hommage.

J’ai entendu dire

Que j’avais un cœur grand comme le monde,

Que dans mes larmes ne se reflétaient pas la peur

Mais une dignité profonde.

J’ai entendu dire que j’avais eu de la chance, par le passé.

Que de toutes les choses bénies par la Providence,

J’étais sa préférée.

Je poserai ça ici, donc, juste derrière moi:

Est-ce à ça que la chance ressemble pour toi?

C’est la dernière fois que je me retourne.

J’ai entendu dire qu’il fallait bien du courage, donc,

Pour se sortir soi-même d’une prison sans verrou,

Pour cracher une traînée de sang par terre

Et se battre contre le sort

Ou contre soi,

Jusqu’au bout.

Parle, parle mon cœur.

Ne te laisse pas

Mettre à genoux

Par la peur.

Et si tu crois qu’en faisant toutes ces choses que j’ai faites,

Je me suis sentie forte, brave ou prête,

Sache qu’il n’y a jamais eu de bon moment pour détruire un monde.

J’en garde les mains qui tremblent

Mais je suis libre maintenant,

C’est tout ce qui compte. —


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Faites passer le mot

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